Saint Charles Borromée

Saint Charles Borromée est présenté au Ciel par la Vierge Marie. Détail de la fresque de Rottmayer, Karlskirche, Vienne, 1714, via wikimedia.

Cardinal et arche­vêque de Milan (1538–1584)

Fête le 4 novembre.

Vie résumée

Saint Charles Borromée, né au sein de l’o­pu­lence et des gran­deurs, devait être l’un des plus illustres pon­tifes de l’Église dans tous les temps. Sa voca­tion se révé­la d’une manière si remar­quable, que son père le des­ti­na dès son enfance au ser­vice des autels. Neveu du Pape Pie VI, Charles était car­di­nal avant l’âge de vingt-​trois ans, et rece­vait les plus hautes et les plus déli­cates missions.

Après son élé­va­tion au sacer­doce, il fut pro­mu à l’ar­che­vê­ché de Milan, qu’il devait diri­ger avec la sagesse et la science des vieillards. Ce beau dio­cèse était alors dans une désor­ga­ni­sa­tion com­plète : peuple, cler­gé, cloîtres, tout était à renou­ve­ler. Le pieux et vaillant pon­tife se mit à l’oeuvre, mais don­na d’a­bord l’exemple. Il mena dans son palais la vie d’un ana­cho­rète ; il en vint à ne prendre que du pain et de l’eau, une seule fois le jour ; ses aus­té­ri­tés attei­gnirent une telle pro­por­tion, que le Pape dut exi­ger de sa part plus de modé­ra­tion dans la pénitence.

Il ven­dit ses meubles pré­cieux, se débar­ras­sa de ses pom­peux orne­ments, employa tout ce qu’il avait de reve­nus à l’en­tre­tien des sémi­naires, des hôpi­taux, des écoles, et au sou­la­ge­ment des pauvres hon­teux et des men­diants. Son per­son­nel était sou­mis à une règle sévère ; les heures de prières étaient mar­quées, et per­sonne ne s’ab­sen­tait alors sans per­mis­sion. Les prêtres de son entou­rage, sou­mis à une dis­ci­pline encore plus stricte, for­maient une véri­table com­mu­nau­té, qui fut digne de don­ner à l’Église un car­di­nal et plus de vingt évêques.

Le saint arche­vêque trans­for­ma le ser­vice du culte dans sa cathé­drale et y mit à la fois la régu­la­ri­té et la magni­fi­cence. Aucune classe de son dio­cèse ne fut oubliée ; toutes les œuvres néces­saires furent fon­dées, et l’on vit appa­raître par­tout une mer­veilleuse efflo­res­cence de vie chré­tienne. Ce ne fut pas sans de grandes épreuves. Saint Charles reçut un jour, d’un enne­mi, un coup d’ar­que­buse, pen­dant qu’il pré­si­dait à la prière dans sa cha­pelle par­ti­cu­lière ; par une pro­tec­tion pro­vi­den­tielle, la balle ne fit que lui effleu­rer la peau, et le Saint conti­nua la prière sans trouble. On sait le dévoue­ment qu’il mon­tra pen­dant la peste de Milan. Il visi­tait toutes les mai­sons et les hôpi­taux, et sau­va la vie, par ses cha­ri­tés, à soixante-​dix mille mal­heu­reux. Les pieds nus et la corde au cou, le cru­ci­fix à la main, il s’of­frit en holo­causte, fit des céré­mo­nies expia­toires et apai­sa la colère divine. Il mou­rut sur la cendre, à quarante-​six ans.

Abbé L. Jaud, Vie des Saints pour tous les jours de l’an­née, Tours, Mame, 1950

Version longue

Le nom de Borromée dérive de bon romèo, mots vieillis de la langue ita­lienne, qui signi­fiaient à l’origine bon pèle­rin de Rome et, plus tard, sim­ple­ment bon pèle­rin. C’est sous cette forme de Bon Romèo que saint Charles aimait lui-​même à écrire son nom patro­ny­mique dans ses lettres de jeunesse.

La famille Borromée.

Les Borromée étaient une antique famille mila­naise qui, par ses ver­tus et les ser­vices ren­dus au pays, avait acquis une haute situa­tion poli­tique et sociale. Les rois d’Espagne lui avaient confié la garde de la place forte d’Arona, l’une des plus impor­tantes du duché de Milan, située sur le Lac Majeur, à l’entrée des pre­mières val­lées alpestres.

Aujourd’hui, on voit à Arona, domi­nant au loin le lac et la val­lée infé­rieure du Tessin, une sta­tue colos­sale de notre Saint. Le monu­ment n’est point trop grand pour le héros dont le nom a rem­pli le monde et dont le sou­ve­nir plane encore mys­té­rieu­se­ment sur toute la plaine lom­barde. C’est à Arona sur­tout qu’il faut recher­cher les sou­venirs de son enfance, plu­tôt que dans les fameuses îles Borromées avec leurs jar­dins et leur palais, dont Charles ne connut jamais les splendeurs.

Son père était le comte Giberto Borromée, un chré­tien dans toute la force du mot.

Au milieu des hon­neurs dont le monde l’entourait, le noble sei­gneur menait la vie d’un reli­gieux. Tous les jours, il réci­tait l’office et don­nait plu­sieurs heures à la médi­ta­tion ; sou­vent même, on le voyait, revê­tu de l’habit de péni­tent, se livrer aux pra­tiques les plus austères.

Giberto avait épou­sé, en 1528, Marguerite de Médicis, noble demoi­selle issue d’une famille lom­barde qui n’avait de com­mun que le nom avec les Médicis de Florence et sœur du futur Pie IV. La pié­té de Marguerite éga­lait celle de son époux, et elle s’appliqua de toute son âme à la com­mu­ni­quer à ses enfants.

Charles naquit au châ­teau d’Arona le 2 octobre 1538. Un frère et une sœur, Frédéric et Isabelle, l’avaient pré­cé­dé en ce monde. Les actes du pro­cès de cano­ni­sa­tion relatent une tra­di­tion locale d’après laquelle, la nuit de sa nais­sance, une mer­veilleuse clar­té, sem­blable à un arc-​en-​ciel, illu­mi­nait les alen­tours du châ­teau d’Arona. En véri­té c’était bien le lever d’un astre res­plen­dis­sant au fir­ma­ment de l’Eglise.

Le premier appel de Dieu. – L’étudiant.

L’enfance de Charles se pas­sa à Arona, à l’école de ses pieux parents. Les bio­graphes nous le repré­sentent comme un enfant sérieux et doux. Un de ses plus agréables passe-​temps était de jouer à la chapelle.

Quand il fut un peu plus gran­de­let, écrit un vieil auteur, fuyant les lége­re­tez et entre­te­ne­ments enfan­tins, n’avoit autre délec­ta­tion et plai­sir qu’à faire des petits autels, chan­ter les louanges de Dieu et faire autres sem­blables choses, qui don­naient un indice mani­feste de sa voca­tion singulière.

L’appel de Dieu se mani­fes­ta d’ailleurs de très bonne heure, et, il faut le dire, à la grande satis­fac­tion des siens. Selon les cou­tumes du temps, le droit d’aînesse éta­blis­sait Frédéric, pre­mier fils de Giberto, l’héritier de ses biens et de sa digni­té. Il ne res­tait à Charles qu’à se créer une situa­tion dans le monde ou à se consa­crer à Dieu dans l’état ecclésiastique.

C’est à ce der­nier par­ti qu’il s’arrêta de lui-​même, et de très bonne heure. Il n’avait, en effet, que huit ans, le 13 octobre 1545, lorsqu’il reçut la ton­sure à Milan, dans l’église de Saint-​Jean-​Quatre-​Faces. Cette céré­mo­nie fai­sait de lui un clerc et lui don­nait le droit de per­ce­voir les fruits des biens ecclé­sias­tiques dont il pour­rait être désor­mais inves­ti. Il atten­dit encore cinq ans. Son oncle pater­nel, Jules-​Charles Borromée, lui céda alors l’abbaye des Saints-​Gratinien et Félin.

Un jour, l’Eglise inter­di­ra l’abus de la col­la­tion des béné­fices aux enfants ; mais pour le jeune Charles ce fut sans incon­vé­nient. Com­prenant les grandes res­pon­sa­bi­li­tés qui pesaient sur lui, il don­na l’ordre de dis­tri­buer aux pauvres les reve­nus Je l’abbaye, et il ne per­mit jamais qu’on détour­nât des œuvres de cha­ri­té les biens pro­venant de l’Eglise. « C’est le bien de Dieu et par consé­quent des pauvres », disait-​il, et il ne vou­lut jamais les faire ser­vir à ses besoins personnels.

Charles fut envoyé à Milan pour y apprendre les lettres et particu­lièrement le latin. Son esprit lent et posi­tif plu­tôt que souple et bril­lant ne le dis­po­sait guère aux études lit­té­raires. Mais sa per­sé­vé­rante éner­gie triom­pha des dif­fi­cul­tés, si bien qu’à l’âge de qua­torze ans on le jugea capable de suivre les cours de droit à l’Université de Pavie où ensei­gnait alors le célèbre Francesco Alciato.

Il avait à peine vingt et un ans (1559), lorsqu’il fut pro­cla­mé doc­teur in utroque iure. A cette occa­sion, son maître, Francesco Alciato, pro­non­ça un éloge cha­leu­reux du récipiendaire.

– Charles, s’écria-t-il, entre­pren­dra de grandes choses et brille­ra comme une étoile dans l’Eglise.

Les parents du Saint n’étaient plus là pour se réjouir de ses suc­cès. Marguerite avait quit­té ce monde dix ans aupa­ra­vant, en 1548, et le comte Giberto était mort depuis quelques mois. Bien que le plus jeune, c’est Charles qui était de fait, le tuteur de ses frère et sœur. Il mon­tra un talent remar­quable à mettre ordre à la suc­ces­sion de ses parents et à conser­ver à son frère Frédéric le com­man­de­ment de la place d’Arona.

Mais s’il s’oubliait lui-​même, Dieu ne l’oubliait pas, et lui pré­pa­rait mys­té­rieu­se­ment les voies. Un fait pro­vi­den­tiel, qui devait impri­mer à sa vie une direc­tion défi­ni­tive, se pro­dui­sit peu après. Le 26 dé­cembre 1559, son oncle mater­nel, Jean-​Ange de Médicis, était élu Pape. Il fut cou­ron­né sous le nom de Pie IV le 6 jan­vier 1560. Son avè­ne­ment cau­sa une grande joie à Rome, car on comp­tait qu’il met­trait fin aux intrigues qui avaient attris­té les der­nières années de son pré­dé­ces­seur Paul IV.

Le nou­veau pon­tife, qui connais­sait les admi­rables qua­li­tés de son neveu Charles, réso­lut aus­si­tôt de se l’attacher et d’en faire son bras droit dans le gou­ver­ne­ment de l’Eglise.

Les ascensions d’une âme.

Arrivé à Rome en jan­vier 1560, Charles fut nom­mé immédiate­ment pro­to­no­taire apos­to­lique, puis réfé­ren­daire de la signa­ture ponti­ficale. C’étaient là déjà des titres consi­dé­rables pour un jeune homme de vingt-​deux ans. Les choses n’en res­tèrent point-​là. Mû par une visible ins­pi­ra­tion du ciel, Pie IV fit entrer son neveu, dès le 31 jan­vier, dans le Sacré-​Collège et lui assi­gna pour titre car­di­na­lice la dia­co­nie des Saints-​Vite et Modeste. Peu après, le 8 février, Charles était nom­mé admi­nis­tra­teur de l’Eglise de Milan, faute de pou­voir por­ter déjà le titre d’archevêque, n’étant pas encore prêtre. Il devait encore, accu­mu­lant titres sur titres, rece­voir les trois léga­tions de Bologne, de Romagne et des Marches, ain­si que plu­sieurs abbayes.

Plus tard, Pie IV devait encore lui confé­rer les charges d’archiprêtre de Sainte-​Marie Majeure, de grand-​pénitencier et de pro­tec­teur de diverses nations et Ordres religieux.

On s’é­ton­ne­rait aujourd’hui de voir confier des mis­sions et des charges si impor­tantes à un jeune homme. Les contem­po­rains, eux, n’en étaient point cho­qués. C’était dans les mœurs du temps. En ce qui touche saint Charles, il faut bien recon­naître que le népo­tisme de Pie IV ne pou­vait être plus heureux.

Charles n’était point encore tel­le­ment déta­ché des hon­neurs et de la famille, qu’il fût insen­sible au bon renom et à la for­tune des siens. Il contri­bua de tout son pou­voir au brillant éta­blis­se­ment de ses aînés. Avant la fin de sa pre­mière année de Rome, sa sœur Camille était fian­cée au prince César de Gonzague, des ducs de Mantoue, et son frère Frédéric épou­sait Virginie del­la Rovere, fille du duc d’Urbino. Ce frère por­tait en lui tous les espoirs de sa famille. Son mariage prin­cier et la charge de géné­ral de la Sainte Eglise, que Charles lui obtint, sem­blaient mar­quer le début d’une brillante car­rière. La mort, inat­ten­due de tous, fau­cha toutes ces belles espé­rances. La dou­leur du jeune car­di­nal fut sans mesure ; mais ce fut aus­si pour lui une lumière de la grâce.

Cet évé­ne­ment, plus qu’aucun autre, m’a fait tou­cher au vif notre misère et la vraie féli­ci­té de la gloire éternelle.

Dès lors, il retran­cha éner­gi­que­ment tout ce qu’il pou­vait y avoir encore de mon­dain dans sa vie. S’étant mis sous la direc­tion du P. Ribera, de la Compagnie de Jésus, il s’adonna avec une ardeur nou­velle aux pra­tiques de la vie inté­rieure, ache­va ses études de théo­logie et se pré­pa­ra à son ordi­na­tion sacer­do­tale, qui eut lieu en l’église des Saint-​Apôtres au com­men­ce­ment d’août 1563.

Saint Charles et le Concile de Trente.

Le jeune car­di­nal Borromée fut mêlé, du vivant de son oncle, Pie IV, à un grand nombre d’affaires reli­gieuses et poli­tiques. On ne sau­rait les men­tion­ner toutes. Il faut tou­te­fois signa­ler la part qu’il prit au Concile de Trente (1545–1563), dont il fit rédi­ger les Actes et le célèbre Catéchisme. Il col­la­bo­ra aus­si à la réforme du Bréviaire.

Le Saint don­na le pre­mier l’exemple dans l’application des décrets du Concile. Il restrei­gnit le train de sa mai­son et s’employa de tout son pou­voir à la des­truc­tion des abus dans la ville même de Rome. Dieu lui don­na le plus pré­cieux auxi­liaire en saint Philippe Néri qui secon­da effi­ca­ce­ment son zèle auprès du cler­gé romain. L’un et l’autre riva­li­saient de zèle pour ravir les âmes au démon. C’est ce qu’exprimait Philippe lorsqu’il criait à Charles : Au voleur !

La réforme de la musique reli­gieuse, édic­tée par le Concile, don­na lieu à un épi­sode tou­chant qui mérite d’être rap­pe­lé ici.

Il y avait alors à Rome un musi­cien de génie, Giovanni Pierluigi da Palestrina, maître de cha­pelle à Sainte-​Marie Majeure depuis 1561. A prendre au pied de la lettre les décrets du Concile, toute poly­pho­nie sem­blait devoir être exclue de la musique sacrée. Or, Pie IV, très musi­cien, n’était guère dis­po­sé à cette sup­pres­sion radi­cale. On cher­cha une solu­tion. Palestrina la don­na vic­to­rieu­se­ment. Il com­posa trois messes qui furent exé­cu­tées devant une Commission car­dinalice et qui sus­ci­tèrent un vif enthou­siasme. La troi­sième, dite messe du pape Marcel, fut jugée un chef‑d’œuvre. Ses accents simples et pro­fon­dé­ment reli­gieux nous émeuvent encore, comme ils émurent Pie IV et les car­di­naux romains en l’an de grâce 1564.

Ce fut en cette même année que Charles com­men­ça à prendre des mesures impor­tantes dans l’administration de son arche­vê­ché de Milan. Ne pou­vant encore se rendre en per­sonne, à son siège, il se fit pré­cé­der par un vicaire géné­ral aus­si savant que pieux, Nicolas Ormanetto. Il l’appela à Rome, lui don­na ses ins­truc­tions et l’envoya à Milan, muni de pleins pou­voirs, au mois de juin.

Ce fut seule­ment au cours de l’été sui­vant que Pie IV per­mit à son neveu d’aller pas­ser quelque temps à Milan, pour prendre pos­ses­sion de son siège archi­épis­co­pal et tenir le Concile pro­vin­cial pres­crit par les décrets du Concile de Trente. Voulant que ce voyage ser­vît à Charles pour se rendre compte des pro­grès de la réforme catho­lique dans les régions qu’il aurait à tra­ver­ser, le Pape lui confé­ra les pou­voirs de légat a latere pour toute l’Italie.

Le jeune arche­vêque n’eut rien de plus à cœur que de hâter la réunion du Concile pro­je­té. Onze évêques y prirent part. Non content de pro­mul­guer les décrets du Concile de Trente, le car­di­nal fit déci­der plu­sieurs mesures des­ti­nées à en faci­li­ter l’application.

La mort de Pie IV, en décembre 1565, le rame­na sou­dain à Rome et il prit part au Conclave qui devait don­ner à l’Eglise un très grand Pape, l’illustre saint Pie V.

L’archevêque de Milan.

Le nou­veau pon­tife ayant ren­du à Charles sa liber­té, celui-​ci en usa sans retard pour rega­gner sa ville archi­épis­co­pale, où il ren­tra, sans éclat, le 5 avril 1566. Dégagé désor­mais de toutes les pré­oc­cu­pa­tions qui l’avaient jusque-​là absor­bé, tan­dis qu’il prê­tait son concours au gou­ver­ne­ment du monde chré­tien, il se consa­cra d’une façon abso­lue aux devoirs de sa charge pas­to­rale. Notons tout de suite que son action conti­nua à rayon­ner par toute l’Italie. C’est ain­si qu’on le vit accom­plir diverses mis­sions auprès des grands de la pénin­sule. C’est à l’occasion d’un de ces voyages qu’il connut saint Louis de Gonzague et lui fit faire sa pre­mière Communion.

D’importantes réformes s’imposaient. Le désordre s’était intro­duit dans les rangs du cler­gé, et les laïques, rom­pant impu­né­ment la clô­ture, péné­traient dans les cou­vents, où les vierges n’étaient plus défen­dues contre les séduc­tions du monde.

L’archevêque réso­lut de prê­cher d’exemple et de se sacri­fier pour son peuple. Dans son palais épis­co­pal, il menait la vie d’un véri­table ana­cho­rète ; à la fin de sa vie, le pain et l’eau for­mèrent sa seule nour­ri­ture, et encore ne prenait-​il ce modeste repas qu’une fois par jour ; ses aus­té­ri­tés devinrent telles que sa san­té fut com­pro­mise, et que le Pape, l’ayant appris, lui ordon­na d’apporter quelque tempé­rament à tant de mor­ti­fi­ca­tions. Il ven­dit ses meubles pré­cieux, se débar­ras­sa de ses riches habits et rési­gna tous les béné­fices que son oncle lui avait don­nés. Après avoir ain­si réduit ses reve­nus, il employa ce qui res­tait à l’entretien des Séminaires, des hôpi­taux, des écoles et au sou­la­ge­ment des pauvres hon­teux et des mendiants.

Le démon ne pou­vait voir ces heu­reuses amé­lio­ra­tions s’accomplir sans faire écla­ter sa rage. Il com­mu­ni­qua son esprit de ven­geance à quelques misé­rables qui n’avaient pris l’habit reli­gieux que pour mieux séduire le peuple. Exaspérés par le cou­rage et la fer­me­té que déployait le saint évêque, les impos­teurs réso­lurent de se défaire de lui, et, un soir, pen­dant qu’il disait la prière, dans sa cha­pelle par­ti­cu­lière, avec ses fami­liers, un assas­sin entra fur­ti­ve­ment et déchar­gea son arque­buse sur le pré­lat. La balle tra­ver­sa les habits jusqu’à la chair ; mais, comme si elle eût été arrê­tée par une main invi­sible, elle tom­ba aux pieds du Saint. Au bruit de la déto­na­tion, les fami­liers s’étaient levés pour se jeter sur l’assassin ; mais, d’un geste plein d’autorité, le car­di­nal les retint à leur place, et il con­tinua la prière, comme s’il n’était arri­vé aucun inci­dent. Malgré les sup­pli­ca­tions de l’archevêque, la jus­tice sécu­lière fut inexo­rable, et l’assassin subit, avec ses com­plices, la peine du parricide.

Charles com­prit que ses pré­di­ca­tions demeu­raient sté­riles s’il ne don­nait à son Eglise un cler­gé capable de secon­der ses efforts. Il fon­da, dans ce but, trois sémi­naires et plu­sieurs écoles ecclésiastiques.

L’archevêque fit appel au dévoue­ment des reli­gieux, pour l’aider à évan­gé­li­ser son peuple. Sur sa demande, les Jésuites vinrent s’établir à Milan, et il leur confia l’église parois­siale de Saint-​Fidèle. S’occupant avec un soin tout par­ti­cu­lier de l’éducation de la jeu­nesse, il fon­da des col­lèges à Lucerne et à Fribourg et il en don­na la direc­tion aux Jésuites, qu’il avait pu appré­cier à Milan.

Il éta­blit aus­si les Théatins dans sa ville métro­po­li­taine, et leur don­na l’église et l’abbaye de Saint-​Antoine ; enfin, il appe­la les Capu­cins et leur confia l’évangélisation des mon­tagnes de la Suisse, où leur influence salu­taire se mani­fes­ta bientôt.

Ce n’était pas encore assez, et le Saint, pour refré­ner les audaces du liber­ti­nage et de l’hérésie, convo­qua jusqu’à six Conciles provin­ciaux et onze synodes dio­cé­sains. Grâce aux dis­po­si­tions prises dans toutes ces assem­blées, la dis­ci­pline ecclé­sias­tique retrou­va toute sa vigueur, et l’on vit peu à peu dis­pa­raître du dio­cèse les nom­breux abus antérieurs.

La peste de Milan en 1576.

Malgré ses efforts, le car­di­nal n’arrivait pas à triom­pher des der­nières résis­tances. Voyant qu’on mépri­sait ses conseils, il annon­ça l’approche du châ­ti­ment divin. Des fêtes licen­cieuses, contre les­quelles il avait vai­ne­ment pro­tes­té, venaient de se don­ner à l’occasion du pas­sage du prince don Juan d’Autriche, le héros de Lépante. Elles n’étaient pas ter­mi­nées que la peste se décla­ra dans la ville, à deux endroits à la fois.

Aux pre­miers indices de la conta­gion, le prince, le gou­ver­neur, les magis­trats muni­ci­paux s’enfuirent pré­ci­pi­tam­ment, et l’archevêque demeu­ra seul avec son cler­gé dans la ville déser­tée par les agents de l’autorité civile. En vain des conseillers timides le pressèrent-​ils de par­tir, sous pré­texte de se conser­ver à son peuple et de ne pas pri­ver de ses soins tout le reste du trou­peau ; le Saint n’était pas un « pas­teur mer­ce­naire », et au milieu de la tour­mente, il vou­lut par­tager toutes les tri­bu­la­tions des bre­bis. Six mois durant, il fut la pro­vi­dence des pauvres, des mou­rants, des affa­més. Après avoir ven­du son argen­te­rie pour sub­ve­nir aux besoins des mal­heu­reux dont le nombre aug­men­tait tous les jours, il don­na aux pes­ti­fé­rés les meubles de sa mai­son, ses habits, et jusqu’à son propre lit. On le voyait pas­ser à tra­vers des mon­ceaux de cadavres, pour por­ter aux mou­rants les der­niers sacre­ments. Il vou­lut visi­ter lui-​même toutes les mai­sons et tous les hôpi­taux, et aucune misère n’échappa à son iné­puisable cha­ri­té ; on éva­lue à 70 000 le nombre de ceux que ses libé­ralités arra­chèrent à la mort !

Saint Charles Borromée visite et réconforte les pestiférés de Milan
Saint Charles Borromée visite et récon­forte les pes­ti­fé­rés de Milan

Ce n’était pas assez ; il lui res­tait à conju­rer le fléau. En pré­sence de ce mal­heur public, il eut recours à la prière publique, et il don­na l’ordre de faire des pro­ces­sions dans toute la ville. Lui-​même, les pieds nus, le Crucifix dans les mains, la corde autour du cou, dans ces céré­mo­nies expia­toires, il s’offrait en holo­causte, et il ne ces­sait de crier dans les rues et sur les places publiques : « Miséri­corde, Seigneur, misé­ri­corde ! » La prière de l’archevêque fut enfin enten­due, le fléau disparut.

Sa sainte mort.

Le car­di­nal fai­sait, chaque année, une retraite spi­ri­tuelle sui­vie d’une confes­sion géné­rale. A l’automne de 1584, il se ren­dit dans ce but au Sacro Monte de Varallo. Il y avait là un sanc­tuaire éle­vé par un pieux Franciscain, un siècle aupa­ra­vant, en l’honneur de Jésus souf­frant. Ce lieu était deve­nu un centre impor­tant de prière, et de nom­breuses cha­pelles y avaient été éle­vées pour rap­pe­ler les diverses scènes de la Passion. L’ensemble de ces édi­fices forme un pèle­ri­nage par­ti­cu­liè­re­ment fré­quen­té de nos jours encore.

L’archevêque sor­tit de sa retraite, trans­por­té par la contem­pla­tion des choses éter­nelles et avec le pres­sen­ti­ment de sa mort pro­chaine. Vers la fin d’octobre, il eut plu­sieurs accès de fièvre, mais il vou­lut, avant de ren­trer à Milan, pro­cé­der à une fon­da­tion qu’il avait à coeur. Il se ren­dit en barque, éten­du sur un mate­las, jusqu’à la petite ville d’Ascona, près de Locarno, et pré­si­da à l’inauguration d’un Séminaire qu’il avait fait construire pour les clercs de cette région.

Ce fut son der­nier effort. Le mal aug­men­tant tous les jours, il don­na l’ordre qu’on le trans­por­tât à Milan, où il espé­rait célé­brer, le jour de la Toussaint, sa der­nière messe pon­ti­fi­cale. Obligé de s’arrêter en che­min, il ne put arri­ver que le 3 novembre, à 2 heures du matin, dans sa ville métro­po­li­taine, et comme la mala­die l’empêchait de se lever, il ordon­na qu’on dres­sât un autel dans sa chambre, et il fit pla­cer sur son lit un tableau de l’agonie de Notre-​Seigneur au jar­din des Olives. Le 4 novembre au matin, il reçut le Viatique et l’Extrême-Onction, puis, fai­sant cou­vrir de cendres bénites une de ses haires, il la prit sur son corps afin d’être muni de l’armure de la péni­tence contre les der­niers assauts de l’ennemi.

Cependant, la nou­velle de la mala­die s’était répan­due à tra­vers la ville ; le peuple se pres­sait dans les églises pour deman­der la gué­ri­son du pon­tife, et une foule com­pacte atten­dait avec anxié­té devant la porte du palais archi­épis­co­pal. Son attente ne devait pas être longue. A 3 heures du soir, les cloches de la cathé­drale annon­çaient au peuple de Milan que son père était mort.

La cause de béa­ti­fi­ca­tion et cano­ni­sa­tion fut rapide entre toutes. Béatifié en 1604, ce fut à la Toussaint de 1610, donc vingt-​six ans seule­ment après sa mort, que le grand Cardinal fut solen­nel­le­ment pro­cla­mé Saint par Paul V.

Son corps repose dans la crypte de la cathé­drale de Milan, où les pèle­rins peuvent le voir et le vénérer.

R. B.

Note de LPL : Saint Pie X publia l’en­cy­clique Editæ sæpe sur saint Charles Borromée le 26 mai 1910.

Sources consul­tées. – Agostino Valerio, Vita Caroli Borromaei (Rome, 1586). – Bascape, De vita et rebus ges­tis Caroli Borromaei (Ingolstadt, 1592). – Mgr Ch. Sylvain, Histoire de saint Charles Borromée (Lille, 1885). – San Carlo Borromeo, nel ter­zo cen­te­na­rio del­la cano­ni­za­zione (Milan, 1910). – Léonce Celier, Saint Charles Borromée (Collection Les Saints, 1912). – (V. S. B. P., n° 37.)