L’interview interdite et perdue de Hans Urs von Balthasar en septembre 1985 par Vittorio Messori

Voici, presque dans son inté­gra­li­té, le livre-​interview dis­pa­ru et mis à l’index il y a plus de trente ans. Dans cet entre­tien contro­ver­sé de Hans Urs von Balthasar avec Vittorio Messori, le grand théo­lo­gien suisse se lance dans une cri­tique en règle de l’Eglise post-​conciliaire, du pro­gres­sisme, sans pour autant épar­gner les « leféb­vristes » [1], et prend ses dis­tances avec « l’oracle » de Vatican II, Karl Rahner.

Il pro­pose une réforme « tri­den­tine » des sémi­naires et cri­tique ver­te­ment le théo­lo­gien Hans Küng, le maître à pen­ser du car­di­nal Walter Kasper. La réac­tion de ce der­nier fut si vio­lente qu’elle a pro­vo­qué la mise à l’index de ce livre qui fut à l’époque presque immé­dia­te­ment reti­ré de la vente et envoyé au pilon avant de tom­ber dans l’oubli d’une véri­table dam­na­tio memo­riae [2] cou­verte par la loi du silence.

Le plus frap­pant cepen­dant c’est que cette inter­view nous semble pour­tant ter­ri­ble­ment actuelle : rien n’a vrai­ment chan­gé depuis lors. Nous vous pro­po­sons donc de redé­cou­vrir ce docu­ment non seule­ment rare mais véri­ta­ble­ment introuvable.

Ce docu­ment que son auteur lui-​même pen­sait défi­ni­ti­ve­ment per­du et tom­bé dans l’ou­bli. Il s’a­git d’un livret édi­té vers sep­tembre 1985, il y a bien­tôt trente deux ans. Un livre qui fut reti­ré de la vente et envoyé au pilon avant même son arri­vée en librai­rie sur ordre de l’é­di­teur, qui avait à son tour reçu un ordre du quo­ti­dien catho­lique l’Avvenire, qui l’a­vait à son tour reçu du Vatican, qui l’a­vait reçu des pro­gres­sistes alle­mands, qui à leur tour l’a­vaient reçu du démon qui les avait inspirés.

Ce livre a été condam­né à l’ou­bli, tant et si bien qu’il n’ap­pa­raît dans aucune biblio­gra­phie des nom­breuses études réa­li­sés sur Hans Urs von Balthasar.

Il s’agit en fait d’un long entre­tien dans lequel le célèbre von Balthasar, à l’issue du synode extra­or­di­naire de 1985, se confie à Vittorio Messori, lequel avait, peu de temps aupa­ra­vant, lui-​même lan­cé une autre bombe ecclé­siale, le fameux Entretien sur la foi dans lequel, pour la toute pre­mière fois, un cer­tain pré­fet de la Congrégation pour la doc­trine de la foi [3] son­nait la fin de la récréa­tion et des excès contes­ta­taires et déli­rants qui avaient sui­vi le concile, notam­ment concer­nant la théo­rie de la libé­ra­tion et ses dérives mar­xistes. Ce livre avait pro­vo­qué à sa sor­tie un véri­table trem­ble­ment de terre à l’échelle planétaire.

Ce docu­ment consti­tue lui aus­si une bombe qui fut, elle, immé­dia­te­ment désa­mor­cée par une réac­tion en chaîne des lob­bies théo­lo­giques, une réac­tion qui effraya von Balthasar lui-​même qui dut se résoudre à publier un démen­ti dans les jour­naux alle­mands[4].

Hans Urs von Balthasar, né à Lucerne (Suisse) le 12 août 1905 et décé­dé à Bâle (Suisse) le 26 juin 1988, est un prêtre catho­lique suisse du dio­cèse de Coire. Jésuite de 1928 à 1950 et théo­lo­gien de grand renom, il est créé car­di­nal par Jean-​Paul II en 1988, mais meurt quelques jours avant d’en rece­voir les insignes.

Sa « théo­lo­gie » est féro­ce­ment libé­rale et très pro­gres­siste. Voici ce qu’en écri­vait M. l’ab­bé Franz Schmidberger dans la Lettre aux Amis et Bienfaiteurs n° 36 de février 1989 :

« Hans Urs von Balthasar, hono­ré du nom de théo­lo­gien et nom­mé car­di­nal, [est] extra­or­di­nai­re­ment abs­cons. […] On remarque com­bien son idée de Dieu est fausse, sa concep­tion de l’Homme-​Dieu contes­table, et com­ment sa doc­trine sur l’Eglise, la Rédemption, le salut éter­nel contre­dit toute la tra­di­tion. »

La Porte Latine du 28 juillet 2017.

L’entretien entre Hans Urs von Balthasar et Vittorio Messori

« Je vous en prie, nous dit-​il en nous congé­diant après un long entre­tien, ne faites pas de moi une vedette. L’important, ce sont les pro­blèmes et pas ma per­sonne ». Il doit par­tir, nous l’avons rete­nu plus long­temps que pré­vu mais, par un trait qui révèle son atten­tion aux per­sonnes, il s’informe de notre pro­gramme et tient à nous don­ner quelques infor­ma­tions pra­tiques. « Je vous recom­mande le buf­fet de la gare : les prix sont rai­son­nables et on y mange pas mal ».

Il est grand et sec, vêtu d’habits sombres et aus­tères, d’une luci­di­té per­çante : à 80 ans, le « Maître de Bâle », « l’homme le plus culti­vé du siècle », l’auteur de pas moins de soixante ouvrages qui ont pro­fon­dé­ment mar­qués notre époque (comme l’a confir­mé le prix Paul VI qu’il vient de rece­voir), Hans Urs von Balthasar est plus actif et plus pré­sent que jamais.

Dans la Rome de Jean XXIII, on se méfiait déjà de lui, de son ouver­ture et de son atten­tion aux signes des temps. Ce n’est qu’en 1969 que pris fin ce qu’il appelle lui-​même son long exil avec l’invitation de Paul VI en per­sonne à rejoindre la Commission théo­lo­gique inter­na­tio­nale asso­ciée à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Penseur par­mi les plus modernes et pour­tant incroya­ble­ment ancré dans la grande tra­di­tion de l’Eglise, le des­tin de von Balthasar a été celui d’autres grands maîtres de la théo­lo­gie catho­lique, de Maritain à son grand ami et men­tor de Lubac, qui ont été, comme lui, loués pour leur pro­gres­sisme avant Vatican II et sus­pec­tés d’être trop modé­rés ensuite, tout au moins aux yeux des lob­bies qui contrôlent et mani­pulent une grande par­tie de l’actualité de l’Eglise. Personne cepen­dant, ni avant ni après lui n’a jamais mis en doute son incroyable sta­ture théo­lo­gique ni sur­tout, ce qui est plus impor­tant, spi­ri­tuelle. Les nom­breux volumes de La Gloire et la croix, son œuvre majeure, comptent déjà par­mi les clas­siques mais tout le monde connait éga­le­ment son enga­ge­ment dans la théo­rie et la pra­tique de la mys­tique qu’il consi­dère comme le som­met de l’expérience religieuse.

Située dans l’Arnold Böcklin-​Strasse de cette ville de Bâle qui est depuis des siècles un véri­table creu­set de théo­lo­gie, de phi­lo­so­phie et d’aventures de la pen­sée, la petite mai­son de von Balthasar a cette grâce modeste et dis­crète si carac­té­ris­tique de la Suisse alle­mande. Un por­tail donne sur un jar­di­net à peine plus grand qu’une plate-​bande et en haut de l’escalier, le vieux pro­fes­seur nous accueille et nous guide vers une étude jon­chée de livres. En entrant, on ne peut s’empêcher de scru­ter les murs pour y trou­ver des indices révé­la­teurs sur notre hôte. En effet, dans l’entrée elle-​même, nous obser­vons deux por­traits révé­la­teurs : Sainte Thérèse de Lisieux et le masque mor­tuaire d’Ignace de Loyola (von Balthasar fut jésuite jusque 1948 avant de pas­ser ensuite vers le cler­gé dio­cé­sain, mû par un des­sein d’apostolat bien précis).

L’étude est domi­née par une grande sta­tue en bois de la Vierge et au-​dessus de la porte est sus­pen­due cette tra­gique Crucifixion de Grünewald devant laquelle Dostoïevski tom­ba dans un délire épi­lep­tique : il s’agit sans doute de l’œuvre pic­tu­rale qui illustre le mieux que « Jésus ago­ni­se­ra jusqu’à la fin du monde » comme l‘évoquait Blaise Pascal, cet autre grand maître à pen­ser très cher à von Balthasar. Aux côtés de la Trinité, de Marie et de l’Eglise le « cas sérieux » de la Croix trône au centre de sa réflexion comme une sen­tence sur les opti­mismes humains trop faciles et superficiels.

Sur son bureau, devant une petite pho­to de Jean-​Paul II, un exem­plaire du Basel Zeitung est ouvert. Il s’agit de l’un des nom­breux jour­naux du monde qui ont publié la der­nière dia­tribe de Hans Küng contre le Pape et ses plus proches collaborateurs.

Au début de l’entretien, je lui demande spon­ta­né­ment s’il a lu le texte de son col­lègue qui, comme lui, est né dans le can­ton de Lucerne. Il hoche la tête d’un air triste et se met à par­ler d’une voix basse en me fixant droit dans les yeux :« Cela fait au moins dix ans que cet homme répète sans cesse la même chose. La seule chose qui a chan­gé c’est que son ton est de plus en plus polé­mique. En réa­li­té, depuis la publi­ca­tion de son livre « Etre chré­tien », Hans Küng n’est plus chré­tien. »

Vous vou­lez dire qu’il n’est plus catholique.

« Non, il n’est plus chré­tien. Il suf­fit de lire ses der­niers livres, même le tout der­nier dans lequel il parle des autres reli­gions. Kung n’est plus chré­tien. Pour lui, Jésus n’était rien d’autre qu’un pro­phète et le pro­blème se réduit à une dis­cus­sion pour savoir s’il a été un pro­phète plus grand que le Bouddha, que Confucius ou que Mahomet. Ce n’est pas par hasard que l’Ayatollah Khomeini l’a invi­té en Iran pour don­ner des confé­rences dans les­quelles il a répé­té qu’il n’y avait qu’un seul Dieu et de nom­breux pro­phètes. Désormais, pour lui – et il le dit d’ailleurs clai­re­ment dans son livre qui n’a pas encore été tra­duit en ita­lien – le chris­tia­nisme n’est qu’une voie de salut par­mi d’autres. »

S’il en est vrai­ment ain­si, il est inutile de s’attarder sur ce « dia­logue » qu’il réclame à grand cris avec la hié­rar­chie catholique.

« Küng a lui-​même choi­si de sor­tir de l’Eglise, il n’a plus donc rien à dire aux évêques. En réa­li­té, il n’a même plus rien à dire à per­sonne, à com­men­cer par les pro­tes­tants. En effet, depuis que son ins­ti­tut de théo­lo­gie œcu­mé­nique a per­du la recon­nais­sance offi­cielle de l’Eglise catho­lique, Küng ne repré­sente plus que lui-​même. Peut-​être est-​ce jus­te­ment éga­le­ment à cause de la situa­tion dans laquelle il se trouve qu’il a dépla­cé son dis­cours de l’œcuménisme entre chré­tiens vers l’œcuménisme avec les reli­gions non chrétiennes. »

Et pour­tant on a l’impression qu’il conti­nue à exer­cer une cer­taine influence : la plu­part des grands quo­ti­diens des pays riches ont consa­cré plu­sieurs pages à son réqui­si­toire contre le Pape et contre Ratzinger.

« Il repré­sente la pen­sée d’une cer­taine intel­li­gent­sia mais avec de moins en moins de poids. Il a per­du de l’influence en Allemagne et il n’est plus que rare­ment invi­té à des confé­rences, sur­tout dans les uni­ver­si­tés. C’est la rai­son pour laquelle il voyage à l’étranger : il a la répu­ta­tion d’être un bon ora­teur et sur­tout, d’être un enne­mi de Rome. Ce sta­tut lui attire de nom­breuses sym­pa­thies dans cer­tains milieux. »

La viru­lence de son attaque contre l’actuel pré­fet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a même sur­pris ceux qui étaient au cou­rant de ses rela­tions ten­dues avec le pro­fes­seur Ratzinger lorsqu’ils ensei­gnaient tous les deux à Tübingen.

« Je crois qu’il est éga­le­ment exas­pé­ré par sa perte d’audience. Par ailleurs, il ment lorsqu’il accuse Ratzinger d’avoir chan­gé depuis qu’il « a fait car­rière » comme il dit. Je connais Ratzinger depuis le début et il a tou­jours été pareil, il a tou­jours pen­sé pareil. En tout cas, ce n’est pas Ratzinger mais Küng qui attaque Vatican II en le jugeant encore « clé­ri­cal », étroit, insuf­fi­sant et qui réclame un Vatican III. Ratzinger est fidèle au concile comme vous le démon­trez dans votre « Entretien sur la Foi ». »

L’édition alle­mande n’est dis­po­nible que depuis quelques semaines. Vous l’avez déjà lue ?

« Bien sûr que je l’ai lue. Ce que j’en pense ? Il n’y a pas grand-​chose à en dire : Ratzinger a rai­son. Certains consi­dèrent comme étant du pes­si­misme ce qui n’est en fait que du réa­lisme : ceux qui ont le cou­rage de la véri­té doivent bien le recon­naître. Personne ne parle jamais de cette immense et épou­van­table défec­tion de prêtres et de sœurs qui sont par­tis et qui conti­nuent à s’en aller par milliers. »

Donc, vous vous recon­nais­sez dans la lec­ture que fait Ratzinger de ces vingt der­nières années ?

« On peut se deman­der si ce qui est arri­vé a été cau­sé par le Concile (et Ratzinger l’exclut) ou si les condi­tions qui ont pro­vo­qué le déchaî­ne­ment de la crise étaient déjà pré­sentes aupa­ra­vant. Il est évident que Jean XXIII (le vrai [5], pas le per­son­nage mythique qu’on a fait de lui après sa mort) ne s’attendait pas à ce que les choses se déroulent de cette façon. »

Pourtant, vous faites par­tie de ceux qui ont pré­pa­ré le cli­mat qui a abou­ti au Concile. Votre livre « Raser les bas­tions » est paru en 1952 et vous a valu pas mal d’ennuis avec Rome à l’époque.

« Il y a eu un qui­pro­quo autour de ce livre. Je vou­lais que l’on « rase les bas­tions » non pas pour fuir l’Eglise mais pour per­mettre à l’Eglise d’être tou­jours plus mis­sion­naire et d’annoncer l’Evangile avec tou­jours plus d’efficacité. »

L’intention ini­tiale des Pères conci­liaires était éga­le­ment mis­sion­naire mais on a l’impression qu’au lieu de se pro­je­ter ad extra, on s’est replié ad intra entre nous dans d’interminables dis­cus­sions sur des pro­blèmes internes.

« Tout à fait, tous ces docu­ments que per­sonne ne lit, ces papiers que j’étais moi-​même obli­gé de jeter tous les jours, toutes ces struc­tures, ces admi­nis­tra­tions de nos confé­rences épis­co­pales et de nos dio­cèses ! Ce sont pré­ci­sé­ment ceux qui deman­daient la sim­pli­fi­ca­tion de la Curie romaine qui ont contri­bué à créer une constel­la­tion de mini-​curies à la péri­phé­rie de l’Eglise. »

Donc, vous êtes d’accord avec ceux qui dénoncent le risque qu’avec cette hyper­tro­phie des struc­tures clé­ri­cales, l’Eglise finisse par se trans­for­mer en une gigan­tesque bureau­cra­tie qui ne ser­vi­rait qu’elle-même.

« Bien sûr. Relisons ensemble l’Evangile : Jésus a tou­jours confié une charge à une per­sonne, jamais à des ins­ti­tu­tions. C’est sur la per­sonne de l’évêque que se fonde l’Eglise et non pas les bureaux dio­cé­sains. Il n’y a rien de plus gro­tesque que de pen­ser que le Christ aurait vou­lu créer des com­mis­sions ! Nous devons redé­cou­vrir une véri­té catho­lique : dans l’Eglise, tout est per­son­nel, rien ne doit être ano­nyme. Pourtant, c’est bien der­rière des struc­ture ano­nymes que se cachent aujourd’hui tant d’évêques. Toutes ces com­mis­sions, ces sous-​commissions, ces groupes et ces bureaux en tous genre… On se plaint que nous man­quons de prêtres, et c’est vrai, alors que des mil­liers d’ecclésiastiques sont pré­po­sés à la bureau­cra­tie clé­ri­cale. Tous ces docu­ments, ces papiers que per­sonne ne lit et qui n’ont d’ailleurs aucune impor­tance pour l’Eglise vivante… la foi est bien plus simple que tout cela. »

Mais alors pour­quoi, à votre avis, cela s’est-il produit ?

« Peut-​être ont-​ils l’impression de pou­voir ain­si affron­ter la crise, l’impression de faire quelque chose. Nous vivons dans un monde tech­nique, alors on fait confiance à l’ordinateur. L’informatique a fait aujourd’hui son appa­ri­tion dans nos dio­cèses et on dresse des tableaux de sta­tis­tiques avec la fré­quence des messes, le nombre de com­mu­nions dis­tri­buées… Autant de choses qui n’ont stric­te­ment aucune espèce d’importance : il n’y a que Dieu qui devrait tenir ce genre de comptes parce que pour lui, une seule com­mu­nion véri­table a plus de valeur que dix mille com­mu­nions super­fi­cielles enre­gis­trées par l’ordinateur. »

Beaucoup pensent que c’est la crise du concept authen­ti­que­ment catho­lique d’Eglise qui repré­sente aujourd’hui le pro­blème le plus urgent et qu’il fau­drait en par­ler au synode.

« Peut-​être que Vatican II a pas­sé trop de temps à par­ler de la struc­ture de l’Eglise. La Lumen gen­tium dont parle la consti­tu­tion conci­liaire, ce n’est pas l’Eglise, c’est le Christ. Il est clair que, avec une lec­ture erro­née de Vatican II, on a fait de l’Eglise un groupe davan­tage social que mys­té­rieux et sacra­men­tel. Nous voyons en revanche que depuis le début, la com­mu­nau­té chré­tienne pos­sède une struc­ture, une hié­rar­chie vou­lue par le Christ et basée sur le col­lège apos­to­lique. Bien sûr que ce que les gens cherchent aujourd’hui, c’est le Christ et non l’Eglise qui, dans sa face visible, ne semble guère cré­dible à de nom­breuses per­sonnes qui vivent à l’extérieur de celle-​ci. Nous devons insis­ter davan­tage dans nos pré­di­ca­tions sur l’unicité de Jésus, sur sa per­sonne : c’est lui qui attire les hommes depuis tou­jours. Mais comme le rap­pelle jus­te­ment Vatican II, nous ne devons pas oublier qu’il n’y a pas de Christ sans l’Eglise et nous devons donc en mon­trer l’absolue nécessité. »

Outre cette thé­ma­tique ecclé­sio­lo­gique, quel autre sujet faudrait-​il mettre au centre des tra­vaux du pro­chain Synode extraordinaire ?

« On pour­rait rap­pe­ler ce que disait mon ami Karl Barth, le grand théo­lo­gien pro­tes­tant qui, dans les der­nières années de sa vie, décla­rait dans une confé­rence radio­pho­nique : « Ne faites pas, vous les catho­liques, les bêtises que nous les pro­tes­tants avons faites depuis un siècle. » ».

En par­lant de bêtises, quelle est d’après vous, celle qu’il serait le plus urgent de sou­mettre à l’attention du Synode ?

« Peut-​être s’agit-il du pro­blème dont on a beau­coup par­lé lors de la récente conven­tion romaine sur Adrienne von Speyr. C’est-à-dire le pro­blème de l’étude de la bible et de l’exégèse soi-​disant « scien­ti­fique ». Ces spé­cia­listes ont beau­coup tra­vaillé mais il s’agit d’un tra­vail qui ne nour­rit pas la foi des croyants. Il faut redé­cou­vrir une lec­ture plus simple de l’Ecriture et équi­li­brer l’exégèse « scien­ti­fique » avec une exé­gèse « spi­ri­tuelle », qui ne soit pas tech­nique et qui s’inscrive dans la grande tra­di­tion patris­tique. Je ne pense pas que le Synode puisse résoudre ce pro­blème mais il pour­rait peut-​être don­ner un signe dans cette direction. »

Il est de toute façon impos­sible d’interdire par décret aux exé­gètes de faire leur travail.

« En fait, ce n’est pas ce que je dis. Je pense au drame que vivent ces mêmes spé­cia­listes, sou­vent de bons et pieux chré­tiens, qui doivent pour­tant effec­tuer un tra­vail qui soit du niveau des uni­ver­si­tés aux­quelles ils appar­tiennent. C’est une condi­tion qui n’est pas tou­jours facile à vivre. Les éru­dits ont bien sûr le droit de consi­dé­rer l’Ecriture comme un vieux livre par­mi tant d’autres qu’il convien­drait donc d’étudier en uti­li­sant les mêmes tech­niques que pour les autres textes. Mais l’écriture qui compte pour la foi, ce n’est pas celle-​là : ce qui compte c’est la bible en tant que lieu où l’Esprit Saint parle du Christ d’une façon nou­velle à chaque génération. »

Cette approche « scien­ti­fique » de l’Ecriture semble avoir des retom­bées et des consé­quences décon­cer­tantes dans la pas­to­rale quotidienne.

« En effet, les hypo­thèses des spé­cia­listes par­viennent aux prêtres et aux laïcs diluées voire défor­mées et elles font des dégâts. J’écoutais encore récem­ment une homé­lie dans laquelle un curé expli­quait la ren­contre des dis­ciples avec le Christ sur le che­min d’Emmaüs, se sen­tant obli­gé de pré­ci­ser à ses audi­teurs qu’il ne s’agissait pas d’un épi­sode « his­to­rique ». Ce doute finit par enva­hir la réa­li­té et la maté­ria­li­té mêmes des racines de la foi : le récit de la Résurrection. »

Peut-​être que chez les gens ordi­naires, cette confu­sion est aggra­vée par le fait que la caté­chèse n’atteint plus grand-​monde. Certains ensei­gnants pré­tendent que de nom­breux laïcs se ruent sur les cours de théo­lo­gie sans pour autant en maî­tri­ser les bases, c’est-à-dire le catéchisme.

« Oui, il fau­drait reve­nir à des caté­chèses sérieuses, authen­tiques. Là aus­si Ratzinger a rai­son : nous devons retrou­ver la struc­ture indis­pen­sable de toute caté­chèse véri­table : le Credo, le Pater, les sacre­ments, le Dieu créa­teur, le Dieu rédemp­teur, l’Esprit qui vit dans l’Eglise. On ne peut plus accep­ter que cha­cun se fasse son propre texte à sa mode : il y en a des cen­taines en cir­cu­la­tion rien que chez nous, en zone ger­ma­no­phone. Souvent, ils ne sont même pas authen­ti­fiés par les évêques. »

Pourtant, cer­tains caté­chismes offi­ciels (comme Pierres Vivantes en France) ont été approu­vés par la Conférence épis­co­pale natio­nale au grand com­plet mais ont mal­gré tout essuyé des cri­tiques de Rome et ont dû être modi­fiés par la suite.

« Nous reve­nons à ce que je disais concer­nant les struc­tures ano­nymes : ce sont sou­vent des groupes ano­nymes, des bureaux ou des com­mis­sions et non des évêques à pro­pre­ment par­ler avec un nom et un pré­nom qui donnent ces auto­ri­sa­tions. Je pense éga­le­ment que cer­tains évêques éprouvent une sorte de crainte à l’égard de cer­taines mino­ri­tés agres­sives. On raconte que dans plu­sieurs cas, quatre ou cinq per­sonnes ont pris la mains sur des confé­rences épis­co­pales tout entières, et non des moindres. »

Il faut éga­le­ment avouer que les pro­blé­ma­tiques aux­quelles cer­taines Conférences sont confron­tées sont tel­le­ment épi­neuse qu’il est dif­fi­cile d’obtenir l’unanimité. La Conférence épis­co­pale bré­si­lienne, par exemple, se retrouve à devoir gérer un cas com­plexe comme celui de Leonardo Boff.

« Léonard Boff, comme Hans Küng, n’est plus chrétien. »

C’est grave, ce que vous dites.

« Ce n’est pas moi qui le dit, c’est lui dans son livre « Passion du Christ, pas­sion des hommes », dixième édi­tion, dans lequel il admet ne pas croire à la divi­ni­té de Jésus. Il sou­tient ce que sou­te­nait déjà Albert Schweitzer au début de ce siècle. Comme lui, Boff consi­dère comme un acquis que la divi­ni­sa­tion de Jésus soit l’œuvre des dis­ciples après la Passion et que donc Jésus n’aurait été qu’un pro­phète qui annon­çait l’arrivée immi­nente du Royaume. Le Royaume n’est pas arri­vé, l’échec a été total. A la lumière de cette inter­pré­ta­tion, le cri sur la croix (« Mon Dieu, mon Dieu, pour­quoi m’as-tu aban­don­né ? ») n’exprimerait que le déses­poir d’un homme qui aurait échoué. »

Cette résur­gence des vieilles thèses du libé­ra­lisme de la Belle Époque euro­péenne pour­rait éga­le­ment confir­mer ce que beau­coup soup­çonnent déjà : cer­taines théo­lo­gies de la libé­ra­tion ne sont que des expor­ta­tions vers le Tiers-​Monde des pro­duits désor­mais démo­dés de quelques intel­lec­tuels occidentaux.

« Il y a du vrai dans ce que vous dites. Les fon­de­ments de ces théo­lo­gies de la libé­ra­tion pro­viennent bien d’Europe mais cer­taines appli­ca­tions vio­lentes ont été éla­bo­rées sur place. L’un des pères de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion, l’allemand J.B. Metz, a don­né des confé­rences en Amérique latine mais là-​bas, de nom­breuses per­sonnes l’ont jugé trop abs­trait et ont vou­lu trans­for­mer ses théo­ries en révo­lu­tion armée. Je crois que le docu­ment de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a rai­son : on ne peut pas uti­li­ser les ana­lyses mar­xistes comme si elles n’étaient qu’un outil tech­nique ordinaire. »

L’influence réelle de cer­taines théo­lo­gies de la libé­ra­tion sur les popu­la­tions fait encore débat : d’aucuns pré­tendent qu’il s’agit encore d’un phé­no­mène élitiste.

« Beaucoup pen­saient que la révo­lu­tion mar­xiste aurait eu lieu en quelques années seule­ment. Ça n’est pas arri­vé mais aujourd’hui on endoc­trine le peuple, en le « conscien­ti­sant » par des publi­ca­tions cen­trées sur le Christ liber­tadòr, le « naza­réen sub­ver­sif ». Ratzinger a don­né la prio­ri­té à ce pro­blème parce qu’il touche à des points fon­da­men­taux de la foi. Il est urgent de faire quelque chose là-​bas. Les théo­lo­giens ne doivent plus s’improviser socio­logues ou éco­no­mistes. Il me semble que toutes les théo­lo­gies de la libé­ra­tion oublient que l’essentiel du Nouveau Testament, c’est la cha­ri­té : il n’y a besoin de rien d’autre, il suf­fit de la vivre. »

De nom­breuses per­sonnes vous répon­draient que la cha­ri­té c’est jus­te­ment d’aider les pauvres à faire la révolution.

« Même le Pape a dit qu’il fal­lait pri­vi­lé­gier les pauvres (c’est l’Evangile) mais à Puebla,il a éga­le­ment répé­té très clai­re­ment que le chris­tia­nisme doit s’abstenir de toute forme de vio­lence et que le cler­gé ne doit en aucun cas prendre part à une poli­tique par­ti­sane. Les « pauvres de Yahvé » de la Bible n’ont rien à voir avec le pro­lé­ta­riat de Marx. »

Les pro­blèmes sont tel­le­ment nom­breux et impor­tants que cer­tains, sur base de l’actualité de ces der­niers mois, craignent que l’Eglise ne devienne ingou­ver­nable depuis Rome.

« Vatican II uti­lise le terme de « com­mu­nion hié­rar­chique » pour dési­gner la com­mu­nion de tous les évêques avec Rome, sym­bole visible de l’unité. On est en droit de se deman­der si cer­tains évê­chés entre­tiennent encore avec le pape cette « com­mu­nion d’amour » dont parle, par exemple, Saint Cyprien. »

Vous reve­nez sur le sujet des Conférences épiscopales.

« Le Concile n’a consa­cré qu’une petite phrase à ces Conférences. Certains, de toute évi­dence, en ont fait une ques­tion cen­trale. Quand la struc­ture devient trop pesante, l’évêque finit par être paralysé. »

Que pensez-​vous de l’état actuel de la liturgie ?
« Si je me réfère à la zone ger­ma­nique, j’ai l’impression qu’elle est sobre et que, si elle est bien mise en œuvre (c’est-à-dire de façon beau­coup plus res­pec­tueuse du sacré), elle est plu­tôt bien accep­tée par la majo­ri­té de ceux qui vont encore à l’église. »

C’est une réponse ras­su­rante dans la mesure où elle répond à cer­tains milieux inté­gristes qui ont fait de la réforme litur­gique leur che­val de bataille. D’autant plus que le centre du mou­ve­ment leféb­vriste se trouve jus­te­ment ici, en Suisse. On oublie trop sou­vent que c’est de là que pro­viennent des attaques très dures diri­gées contre le Pape et contre Ratzinger.

« Monseigneur Lefebvre et les siens ne sont pas les vrais catho­liques. L’intégrisme de droite me semble encore plus incor­ri­gible que le libé­ra­lisme de gauche. Ils croient déjà tout savoir et n’avoir plus rien à apprendre. Par ailleurs, ils pré­tendent être fidèles aux papes mais uni­que­ment à ceux qui leur donnent rai­son, c’est un peu contra­dic­toire. Cependant ces attaques en tenaille, sur deux fronts à la fois, sont typiques de la phase qui suit chaque concile. »

En voya­geant en l’Europe et en Amérique du Nord, on a l’impression que les reli­gieuses, les sœurs, sont plus décon­cer­tées que les autres par une cer­taine pré­di­ca­tion et qu’elles souffrent peut-​être davan­tage de cette crise.

« Pour appor­ter une réponse juste aux pro­blèmes de la femme dans l’Eglise, il faut rendre la place qu’elle mérite à une mario­lo­gie à la fois très sobre et très juste. Il fau­drait rap­pe­ler à tous les catho­liques – à com­men­cer par les femmes – que, dans l’Eglise, Marie occupe une place encore plus impor­tante que celle de Pierre. L’Eglise est une réa­li­té fémi­nine qui se trouve devant les suc­ces­seurs, mas­cu­lins eux, des apôtres : le prin­cipe marial (donc le prin­cipe fémi­nin) est plus impor­tant que cette hié­rar­chie elle-​même qui est confiée à la com­po­sante mas­cu­line. Certaines sœurs – sou­vent pous­sées par cer­taines théo­lo­gies mas­cu­lines – ne voient que les curés, les prêtres, et pensent ain­si que l’ordination sacer­do­tale repré­sente le pou­voir le plus éle­vé dans l’Eglise. Mais c’est du clé­ri­ca­lisme, ça. Marie – et il ne s’agit pas ici de faire de sen­ti­men­ta­lisme – est le cœur de l’Eglise. Un cœur fémi­nin que nous devons appré­cier à sa juste valeur, en équi­libre avec le ser­vice de Pierre. Il ne s’agit pas là de dévo­tio­na­lisme mais d’une théo­lo­gie qui s’inscrit dans la grande tra­di­tion catholique. »

Donc, la dévo­tion mariale si sin­gu­lière de Jean-​Paul II revê­ti­rait éga­le­ment une signi­fi­ca­tion théo­lo­gique bien précise ?

« Tout à fait. Le Pape sait que la base de l’Eglise ce n’est pas lui mais bien Marie. Ce n’est pas par hasard qu’il a choi­si « Totus Tuus » comme devise de son pon­ti­fi­cat. Il n’est sans doute pas néces­saire de pro­cla­mer de nou­veaux dogmes mariaux mais nous devons redé­cou­vrir la richesse de ceux qui existent déjà et qui sont indis­pen­sables à l’équilibre de la foi authentique. »

Les reli­gieuses sont sou­vent en crise. Mais le malaise des prêtres existe aus­si depuis un cer­tain temps. Quelles en sont les causes principales ?

« Il est sou­vent très dif­fi­cile d’être envoyé dans des paroisses déchris­tia­ni­sées où le curé ne compte plus. Il fut un temps où il était le centre de tout et main­te­nant il doit cou­rir der­rière les gens pour ten­ter de les rete­nir. Pour affron­ter et sup­por­ter cette situa­tion, il fau­drait une autre for­ma­tion des prêtres. »

Que voulez-​vous dire ?

Il fau­drait retour­ner à un modèle de sémi­naire tra­di­tion­nel, je dirais même « tri­den­tin », avec quelques adap­ta­tions pru­dentes. Je serais d’accord de ne pas per­mettre à la plus grande par­tie des jeunes sémi­na­ristes d’étudier dans les uni­ver­si­tés comme c’est le cas actuel­le­ment. Ils devraient étu­dier dans de vrais sémi­naires, qui soient sérieux, « clé­ri­caux », qui les for­me­raient donc à deve­nir des « clercs » et qui seraient en mesure de les pré­pa­rer à leur ser­vice tou­jours plus dif­fi­cile. Les uni­ver­si­tés externes ne peuvent pas faire cela. L’Evêque devrait avoir la pos­si­bi­li­té de recréer des sémi­naires selon les indi­ca­tions don­nées par Rome et de nom­mer des pro­fes­seurs de confiance. Mais sou­vent, même s’il vou­lait le faire, il en serait empê­ché par toutes ces struc­tures qu’on a créées autour de lui. »

Vous dres­sez un bilan contras­té du concile, entre zones de lumière et zones d’ombre. Cela semble être éga­le­ment le cas dans la réalité.

« Chaque Concile a été sui­vi d’une période de chaos. Il faut éga­le­ment mettre dans la balance cer­taines choses qui sont en train de naître comme de jeunes pousses, encore petites mais déjà vigou­reuses, et qui ont été semées par le Concile. Aujourd’hui on trouve dans les chaires de théo­lo­gie une géné­ra­tion qui avait 18–20 ans en 1968 et dont l’enseignement est carac­té­ri­sé par un esprit libé­ral et contes­ta­taire. Il n’y a plus de grands théo­lo­giens comme autre­fois. Mais une nou­velle géné­ra­tion est en train d’arriver, des jeunes qui se rebellent contre un cer­tain confor­misme et qui ont l’intention de faire une théo­lo­gie qui soit à la fois ouverte à l’Écriture et qui s’inscrive dans la grande tra­di­tion catho­lique. Même par­mi les théo­lo­giens qui sont actuel­le­ment en place, on peut trou­ver des per­sonnes solides qui sont en train de repen­ser la foi d’une façon entiè­re­ment nou­velle. Ratzinger a fait du bon tra­vail dans ce sens. Laissons tra­vailler l’Esprit : cer­tains germes sont en train de sor­tir de terre et ils ne vont cer­tai­ne­ment pas à l’encontre du Concile authen­tique mais en sont au contraire issus. »

Le Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi compte éga­le­ment les nou­veaux mou­ve­ments ecclé­siaux par­mi ces signes d’espérance.

« Il a rai­son. Ils consti­tuent, entre autre, la pos­si­bi­li­té pour l’Eglise de faire une théo­lo­gie vivante. Mais chez cer­tains d’entre eux, cet élan magni­fique s’accompagne d’une ten­ta­tion de repli sur soi. Le dan­ger pour cer­tains serait de se trans­for­mer presque en sectes et de se refer­mer sur soi-​même alors qu’il faut, plus que jamais, « raser les bas­tions », c’est-à-dire se pro­je­ter dans la mis­sion et vers le monde. »

Ne s’agit-il pas en fait d’un repli ins­tinc­tif pour ten­ter de sau­ve­gar­der une iden­ti­té catho­lique qu’ils sen­ti­raient menacée ?

« Je vou­drais mettre sur pied un ins­ti­tut sécu­lier auquel je sou­hai­te­rais trans­mettre un esprit véri­ta­ble­ment catho­lique, une iden­ti­té d’Eglise bien claire. Mais, au-​delà de cela, je désire qu’il soit le plus ouvert pos­sible à tous. Il faut sur­veiller sa mai­son et la gar­der bien ran­gée mais les portes doivent res­ter grandes ouvertes à tout qui vou­drait entrer. »

Vous avez été for­mé dans l’Eglise pré­con­ci­liaire et vous y avez tra­vaillé de nom­breuses années. Vous avez ensuite vécu, en tant que théo­lo­gien, ces deux décen­nies qui ont sui­vi le Concile. Quelles sont selon vous les dif­fé­rences les plus mar­quantes entre ces deux phases ?

« Mon ami et maître de Lubac a rai­son et Ratzinger lui aus­si a rai­son lorsqu’ils refusent de par­ler d’Eglise « pré » ou « post » conci­liaire. Il n’y a qu’une seule Eglise. Je vois les mérites et les défauts de l’avant et de l’après mais ce qui me semble le plus impor­tant c’est de vivre l’essentiel de l’Eglise et cela n’a pas chan­gé et ne chan­ge­ra jamais. Il ne faut pas trop rai­son­ner sur l’Eglise : il faut avant tout la vivre. Tout en sachant qu’elle n’a tou­jours été qu’un modeste trou­peau et qu’elle le res­te­ra toujours. »

Il y a une pho­to du Pape sur votre table. Cela confirme ce qu’on dit sur l’amitié et l’estime pro­fonde que vous por­tez à Jean-​Paul II. Et l’on sait que ces sen­ti­ments sont réciproques.

« En effet. J’aime beau­coup ce Pape. Mais au fond, ce n’est pas ça l’important. L’important pour toute l’Eglise c’est plu­tôt que cet homme vive de prière. Lorsqu’il rentre de ses voyages érein­tants, sa suite toute entière – des pré­lats aux jour­na­listes – est rom­pue de fatigue. Lui pas, il est rayon­nant : c’est la prière qui le nour­rit. Quand il est venu ici en Suisse, quelqu’un l’a insul­té à Einsiedeln. Il s’est tu et ensuite, on ne sait pas bien com­ment, il a dis­pa­ru. Peu après, on l’a retrou­vé dans une petite cha­pelle, pros­ter­né devant le taber­nacle. Je l’ai ren­con­tré à son retour à Rome : il était frais et dis­pos comme jamais. « Votre Sainteté, lui dis-​je, com­ment faites-​vous pour ne jamais être fati­gué ? ». Il m’a répon­du en riant : « Ce voyage en Suisse n’était qu’un entraî­ne­ment pour me pré­pa­rer à ma visite aux Pays-​Bas. » [NDR. Où, de fait, la contes­ta­tion clérico-​progressiste y atteint le para­doxe de ces domi­ni­cains qui lan­cèrent des pavés sur le Pape] Son secret, c’est cette prière dans lequel il est plon­gé en permanence. »

Parmi les choses qui pré­oc­cupent le plus le Pape dans ses voyages hors d’Europe, il semble qu’il y ait la chute des efforts mis­sion­naires vers les non-chrétiens.

« Oui et on peut en impu­ter la res­pon­sa­bi­li­té à une cer­taine inter­pré­ta­tion, diluée et sans doute tron­quée, de la théo­lo­gie de Karl Rahner et de sa théo­rie du « chré­tien ano­nyme ». Rahner a sans doute four­ni l’occasion à cer­tains théo­lo­giens d’exprimer ce qu’ils pen­saient tout bas : selon eux, la grâce se trouve déjà en chaque homme, quel que soit sa foi (ou son absence de foi) et la mis­sion du chré­tien serait uni­que­ment celle d’affermir ces gens dans leur convic­tion. Par ailleurs, je pense qu’on a accor­dé une atten­tion exclu­sive, ou en tout cas exces­sive, à l’émancipation socio-​économique alors que la pre­mière richesse que nous devons don­ner aux pauvres, c’est l’Évangile. Nous ne pou­vons pas repor­ter l’annonce du Christ mort et res­sus­ci­té jusqu’à ce que tous les pro­blèmes éco­no­miques soient résolus. »

En tant que Suisse de langue alle­mande, vous avez tou­jours été par­ti­cu­liè­re­ment atten­tif au pro­blème des rap­ports entre les dif­fé­rentes confes­sions chré­tiennes. Que pensez-​vous de l’état actuel de l’œcuménisme ?

« Malheureusement, le dia­logue s’est révé­lé être un phan­tasme, une chi­mère. Il n’est pas pos­sible de dia­lo­guer avec les Eglises qui n’ont pas cette uni­té visible et concrète qu’est la papau­té. Les Eglises pro­tes­tantes sont tel­le­ment frag­men­tées sous tant de déno­mi­na­tions et même divi­sées en leur sein qu’il est pos­sible de s’entendre avec une per­sonne, avec un théo­lo­gien mais ça s’arrête là parce que d’autres vien­dront dire qu’ils ne sont pas d’accord. J’en fait l’expérience avec Karl Barth : après de nom­breuses ren­contres et un tra­vail achar­né, nous pen­sions avoir atteint une base d’accord pos­sible. Mais lorsque nous l’avons ren­due publique, un autre pro­fes­seur de théo­lo­gie de Zurich s’est immé­dia­te­ment insur­gé, puis un autre et encore un autre, eux aus­si pro­tes­tants mais en désac­cord com­plets avec ce que Barth disait. Il en va de même par­tout dans le monde issu de la Réforme : per­sonne ne pour­ra, par exemple, faire en sorte que l’anglicanisme soit une Eglise, divi­sé en dif­fé­rentes souches comme il l’est ».

C’est une situa­tion déce­vante mais qui, il faut l’espérer, ne s’applique pas aux Eglises ortho­doxes orientales.

« Malheureusement si. On a beau se mettre d’accord avec Athénagoras, il y aura tou­jours un autre métro­po­lite, un autre archi­man­drite ou un autre évêque qui ne sera pas d’accord. Même dans le dis­cours œcu­mé­nique, il faut du réa­lisme : la situa­tion (et nous l’avons vu récem­ment avec le docu­ment de Lima sur le Baptême, l’Eucharistie et le Mariage qui a deman­dé beau­coup de tra­vail et qui a été reje­té par de nom­breuses Eglises) ne per­met pas de se faire d’illusions. »

Sources : benoit-​et-​moi /​papale​.com /​Antonio Margheriti /​Vittorio Messori

Notes de bas de page

  1. Mgr Lefebvre et les siens ne sont pas les « vrais catho­liques » déclare-​t-​il au cours de cet entre­tien.[]
  2. Damnatio memo­riae ? Voici ce qu’en dit Vittorio Messori : « Ce livre a pro­vo­qué une telle polé­mique que l’éditeur – je pense qu’il s’agissait de l’Ancora – l’a fait reti­rer des librai­ries. Principalement parce que von Balthasar disait que Hans Küng n’était, non seule­ment plus catho­lique, mais qu’il n’était plus chré­tien du tout. Une bagarre s’en sui­vit avec un Küng écu­mant de rage, tant et si bien que von Balthasar lui-​même prit peur et pré­ten­dit qu’il n’avait jamais dit cela. Mais lors de cette inter­view, j’étais accom­pa­gné de Folloni qui était alors direc­teur du quo­ti­dien l’Avvenire. Aussi bien l’Avvenire que l’éditeur déci­dèrent que ce livre (qui n’était en fait qu’une petite bro­chure) n’était qu’un évé­ne­ment regret­table nul et non ave­nu. Sapristi, nous en aurions des his­toires à racon­ter, nous autres les vieux… »[]
  3. Le car­di­nal Joseph Ratzinger. Le 25 novembre 1981, quatre ans et demi après leur pre­mière ren­contre, Jean-​Paul II nomme le car­di­nal Ratzinger pré­fet de la congré­ga­tion pour la doc­trine de la foi[]
  4. Voici ce que Messori pré­cise concer­nant cette affaire théologico-​internationale : « En tout cas, von Balthasar a eu une réac­tion mes­quine qui nous a mis dans l’embarras. Comme il n’a­vait pas vu d’en­re­gis­treur, il s’é­tait ravi­sé et inquié­té de ce qu’il avait dit et il ten­ta de me coin­cer en pré­ten­dant qu’il n’a­vait jamais dit que Küng n’é­tait plus chré­tien. Mais à Bâle, j’é­tais accom­pa­gné de Guido Folloni qui, flai­rant la polé­mique, avait mis son enre­gis­treur en poche et en avait fixé le micro à la bou­ton­nière, mas­qué par je ne sais quel écus­son. Sans doute celui de l’AC Reggio dont il était sup­por­ter. Espérant donc cou­vrir ses arrières au moins en zone ger­ma­nique, von Balthasar publia un démen­ti en me trai­tant de mani­pu­la­teur dans les colonnes du Frankfurter Allgemeine Zeitung. Naturellement, j’en fus rapi­de­ment infor­mé et je lui fit par­ve­nir une copie de l’en­re­gis­tre­ment par cour­rier. Il bre­douilla des excuses et conti­nua à par­ler de qui­pro­quo alors qu’il avait répé­té par trois fois, en tapant du poing sur la table dans son superbe cha­let de Bâle : « Ich wie­de­rhole, meine Herren : Küng ist nicht mehr christ­lich !». (Je le répète, mes­sieurs : Küng n’est plus chré­tien ! ).[]
  5. Lire : Intéressante révé­la­tion concer­nant Jean XXIII, Jean Madiran – Itinéraires novembre 1980, Véritable atti­tude de Jean XXIII dans la pré­pa­ra­tion du Concile et de ses sché­mas pré­pa­ra­toires, Cardinal Suenens – 1985et La « bon­té » de Jean XXIII – Etude com­plète , par l’ab­bé Michel Simoulin – Mars-​avril 2000[]